CHAPITRE XXVI
Je me garai dans une rue tranquille. Il faisait sombre sous les arbres, mais personne ne semblait y guetter mon arrivée. Ils n’avaient plus à se déranger. Maintenant, c’était à moi d’aller les trouver. Je montai en courant l’allée du jardin.
Fay avait entendu la voiture. Elle ouvrit la porte et me demanda : « Où est-il ? » Je passai devant elle. Chester sortit du salon, les yeux tout petits dans son visage enflé. Nous nous fîmes face. Fay referma la porte. Chester demanda :
— Où est-il ?
Il se jeta sur moi, le poing levé, et m’atteignit à l’épaule. Je fus projeté contre la rampe de l’escalier. Fay cria : « Arrêtez ! », et s’interposa, le visage en feu.
— Arrêtez, misérables ! Vous n’allez pas vous battre chez moi. Reprends-toi en main, Chester. Al est le père de l’enfant. Il a le droit d’en faire ce qu’il veut.
— C’est cela, prends son parti ! (Chester voulut se précipiter, mais elle le repoussa.) Ce salaud, il n’est même pas fichu de prendre soin d’une bête, sans parler d’un gosse. C’est un ivrogne. Il a tué Claire. Aucun juge, dans le pays, ne lui donnera la garde…
— Tais-toi ! s’écria Fay. Où vas-tu ?
— Téléphoner à la police, dit-il. Il y a assez longtemps que je me tais. Tu ne le sais peut-être pas, mais ton cher frère est mêlé à l’assassinat de Frascatti, dont il était question à la radio, tout à l’heure. Quand il sera en prison, il faudra bien qu’il nous laisse Johnny.
— Si vous téléphonez aux flics, vous ne le revenez jamais, dis-je. Je ne l’ai pas emmené.
— Al, qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Fay.
Il y eut un petit silence tendu. Fay répéta :
— Qu’est-ce que tu dis, Al ?
— Johnny a été kidnappé.
Chester voulut encore s’élancer puis, brusquement, il se pétrifia. Son visage devint livide. Il murmura : « Kidnappé ? » et, de nouveau, prit son élan.
— Ça suffit, Chester ! Si vous téléphonez aux flics, le gosse sera tué.
Il dit d’une voix rauque :
— Il faut prévenir la police ! C’est le moment ou jamais !
— S’il était votre fils, vous pourriez faire ce que vous voulez… Mais c’est le mien.
Chester opina de la tête. Un sanglot s’échappa de ses lèvres, ses traits se décomposèrent et il baissa la tête. Ma sœur demanda d’une voix faible :
— Al, tu n’oserais quand même pas nous raconter des blagues ?
_Es-tu sûre qu’il n’est pas dans une maison du quartier ? Demandai-je. As-tu demandé partout ?
_ On n’a rien demandé. On était sûr qu’il était avec toi. Personne ne l’aurait retenu si tard.
_ On nous aurait téléphoné, dit Chester d’une voix blanche. Et il n’a pas pu se perdre. Je l’emmène avec moi au Pistolero Club. Les gars du commissariat le connaissent tous. Ils nous l’auraient déjà ramené.
— Allez tous les deux dans le salon.
Je m’approchai du téléphone.
Dans l’annuaire, il y avait quatre avocats ou avoués du nom de Wilde. L’un avait ses bureaux en ville et son domicile dans les collines. Je téléphonai à son adresse privée. L’homme qui me répondit imitait l’accent anglais. Ce devait être le valet de chambre dont Wilde était si fier.
— Je suis désolé, monsieur, dit-il, mais Monsieur est en train de se coucher. Je ne peux pas le déranger.
— Dites-lui que c’est Dufferin à l’appareil. C’est important. Il ne vous en voudra pas de l’avoir dérangé.
— Je vais voir, monsieur.
Dans l’autre pièce, Fay et Chester attendaient sans parler. Les minutes s’écoulaient lentement. Un silence lourd régnait dans la maison. Enfin, j’eus Wilde au bout du fil
— Allô, Dufferin, je ne veux pas jouer à celui qui ne vous connaît pas. Mais comment avez-vous appris mon nom ? Vous m’avez suivi ?
— Je voudrais parler à Holst. Donnez-moi son numéro.
— Qui est Holst ?
— Peut-être que les flics seront plus au courant. Je vais de ce pas au commissariat.
— Attendez, Dufferin, attendez, dit-il. Réfléchissez. Pensez-vous qu’il y ait un seul policier à cent kilomètres à la ronde qui se risquerait à intervenir sur la foi de votre seule parole, sans en référer d’abord à M. Holst lui-même ?
— Ils interviendront quand ils auront lu la lettre, dis-je. Et puis, il y a la presse… Ted Wilson me donnera un coup de main. Vous n’avez pas réussi à le tuer, tout à l’heure.
— Je vous en prie, expliquez-moi de quoi il s’agit.
— Je suis à Los Olmos ; mon numéro de téléphone est deux, cinquante-neuf, trente-quatre… Dites à Holst que je lui donne cinq minutes.
Je raccrochai.
Ils étaient assis, immobiles, dans l’autre pièce, comme des mannequins de cire. Ils me regardèrent avec espoir, sans rien dire, mais moi non plus, je n’avais rien à leur dire. Je me laissai tomber dans un fauteuil et me croisai les mains sur les genoux. Cinq longues minutes s’écoulèrent.
Chester disparut dans la cuisine et revint avec trois verres de whisky sur un plateau. Ses mains tremblaient.
Cinq minutes passèrent encore.
Le téléphone sonna.
J’arrachai le récepteur :
— Ici, Dufferin.
Une voix prudente me répondit :
— Vous vouliez me parler ?
— Oui, écoutez ! Vous allez me ramener mon petit garçon dans un quart d’heure, ou alors je raconte tout.
— Quel petit garçon ? fit-il. Qu’est-il arrivé ?
— Pas de boniments, salaud ! Ou alors le monde entier saura demain matin que c’est vous qui avez tué Phil Greco.
Il poussa un grognement. Puis, ce fut le silence.
Je criai : « Holst ! »
— Oui-oui, une minute ! Le gosse… vous voulez dire qu’il a été kidnappé ?
— Vous le savez bien.
— Je n’en sais rien, mon vieux. (De nouveau un silence.) Mais je peux faire quelque chose pour vous. Ne vous inquiétez pas. Je peux lancer à sa recherche toute la police de Californie. Tous les flics et tous les hommes valides. Je vais organiser cela par radio et télé. Je vais faire projeter sa photo toutes les heures dans tous les cinémas de l’Etat. Vous soupçonnez quelqu’un de l’avoir enlevé ?
— Vous, dis-je.
— Ne faites pas l’idiot, Dufferin. Je cherche à vous aider. Je ferai tout en mon pouvoir. Je vous promets de faire l’impossible pour retrouver l’enfant.
Il paraissait sincère et plein de bonne volonté. Il reprit :
_ Tout ce que je vous demande en retour, c’est de me donner les papiers.
_ Je comprends, dis-je. Cela revient au même. Vous avez enlevé le petit à cause des papiers. Vous me le rendez en échange des papiers. La seule différence, c’est que je n’ai plus à faire le voyage jusqu’à Compostella Canyon. Tout ça, c’est du bluff, Holst. Je vais faire publier la lettre de Claire. Et, en plus du meurtre, vous aurez à répondre d’un enlèvement.
— D’un enlèvement ? (Il se mit à hurler.) Mais qu’est-ce que vous racontez ? Combien de fois faut-il vous répéter que je ne sais rien de tout cela ?
La voix se tut.
— Holst ! Criai-je. Holst !
— Ne vous emballez pas ! (C’était la voix de Wilde, tout à fait calme.) Ne hurlez pas ! En un pareil moment, il faut rester calme et raisonnable. Je suis venu sans perdre une minute et j’en suis bien content. Ecoutez, Dufferin, essayez de vous mettre cela dans le crâne : nous ne sommes pour rien dans ce kidnapping. Je vous ai promis de ne pas prendre de mesures contre vous avant d’avoir abouti à un accord et j’ai tenu parole. Si l’enfant a disparu, c’est quel qu’un d’autre qui l’a enlevé. M. Holst peut vous aider à le retrouver. De plus, le contrat vous est toujours proposé, ainsi que la somme dont je vous ai parlé. Nous ne voulons qu’une chose : les papiers. Mais tout de suite ! Avant d’entreprendre quoi que ce soit !
— Je ne les ai pas.
— Vous mentez, dit-il. Froidement.
— Je ne les ai jamais eus. C’est Gloria Mason, la belle-sœur de Barry Kevin qui les a. Je ne sais pas où elle se trouve. Vous ne pensez pas, quand même, que je m’amuserais à ce jeu-là, alors que mon gosse est en danger ? Il faut que je m’arrange avec les kidnappeurs dans trois heures.
— Oh ! fit-il. Oh ! Dans ce cas, je suis tout près de croire que vous n’avez pas les papiers en question.
— Je vous les aurai demain soir.
— Nous en reparlerons donc demain soir. Pour le moment, nous avons intérêt à éviter toute démarche. Il serait fâcheux de déclencher un scandale, tant que le document n’est pas récupéré. Si ça se trouve, nous serons peut-être obligés de faire un arrangement avec cette autre personne dont vous nous parlez. Désolé, Dufferin, mais je dois veiller aux intérêts de mes clients. Je vous conseille également de ne pas alerter la police, sauf peut-être au sujet du kidnapping. D’ailleurs, personne ne vous croira si vous abordez l’autre question sans apporter de preuves. Téléphonez-moi demain à mon cabinet, s’il y a du nouveau. Bonne nuit et bonne chance.
Il raccrocha.
Je retournai au salon, étouffant de colère. Chester avait rempli les verres. Il m’en tendit un.
— Que se passe-t-il ? me demanda-t-il, livide. Est-ce qu’on l’a réellement kidnappé ?
— Oui.
— Il faut appeler la police.
— Non.
— Est-ce que ça a un rapport avec cette histoire Frascatti ? Moi, je m’en fous, que vous l’ayez tué. Je n’en parlerai à personne, jamais. A moins que nous n’y soyons obligés pour retrouver Johnny.
— Je ne veux pas que la police s’en mêle. Les kidnappeurs pourraient l’apprendre. Ils pourraient tuer l’enfant.
— Qui est-ce ? demanda Fay.
— Je ne sais pas, je ne sais pas. (J’avais envie de hurler.) Ce n’est pas Holst. Ce n’est pas Wilde. Ce n’est pas Gloria Mason, elle n’a pas besoin de ça pour arriver à ses fins… Ni la femme de Barry Kevin, ni Ted Wilson. (Je regardai Chester.) Et ce n’est pas vous.
— Je vais téléphoner à la police.
— Il faut que je le retrouve moi-même.
— Comment veux-tu ? demanda Fay. On a dû l’emmener très loin, dans un coin perdu.
— Oui, dis-je en buvant une gorgée. (Je voulus reposer le verre sur la table et la manquai. Le verre tomba et se brisa.) Fay, qu’est-ce que tu disais ?
— Il faut téléphoner à la police. Tu ne le retrouveras pas tout seul.
— Tu as dit autre chose ?
— On a dû l’emmener très loin, dans un coin perdu.
Je suivis des yeux un filet de whisky qui s’écoulait sur le plancher.
— Oui, dis-je.
Ils me regardaient fixement. Au bout d’une minute, je repris :
— Oui. Il se pourrait que je sache où il est, mais je peux me tromper… Chester, il va falloir m’aider.
— Tout ce que vous voudrez.
— Vous connaissez Compostella Canyon ?
— C’est à une cinquantaine de kilomètres d’ici. On y va quelquefois le dimanche matin, pour nous exercer au tir, avec les Pistoleros.
— Prenez ma voiture et soyez là-bas à trois heures. Une femme doit m’y attendre sur la route. Elle veut des papiers que je n’ai pas. Racontez-lui n’importe quoi, n’importe quel bobard. Usez de force, s’il le faut. Elle sait peut-être où se trouve Johnny. Il se peut qu’elle ait engagé une bande de tueurs. De toute façon, c’est dangereux, alors prenez votre pistolet.
— Mais vous avez dit que vous saviez où il est ?
— J’ai dit que je peux me tromper. Nous devons prendre toutes les précautions possibles.
— Je veux aller là où se trouve l’enfant. Si jamais on voulait lui faire mal…
— Faites ce que je vous dis.
— Je veux aller auprès du gosse !
— Chester ! Chester ! cria Fay.
Ses épaules se voûtèrent, elle cacha son visage dans ses mains et éclata en sanglots.